«Les intellectuels ivoiriens ont démissionné». C’est le constat fait par nombre d’observateurs de la vie publique de la Côte d’Ivoire. Nord-Sud Quotidien a décidé d’ouvrir le débat.
«Si les Guinéens, par leur passivité et leur démagogie coutumières, multiplient les couplets de louange et laissent passer ses excès et ses dérives, ce jeune et innocent capitaine deviendra très vite un monstre, un de plus dans un pays qui a connu Sékou Touré et Lansana Conté », cette mise en garde est celle de l’écrivain Tierno Monénembo, au lendemain du coup d’Etat qui vient de secouer son pays. C’est ce type de posture intellectuelle qui a manqué à la Côte d’Ivoire, notamment lors du coup d’Etat du général Robert Guéi en 1999. Très peu d’intellectuels et d’élites ivoiriens, en effet, ont eu le courage d’enjamber la langue de bois, de revêtir la livrée du courage pour poser, de manière honnête et responsable, les balises et prévenir des dérives inhérentes à tout pronunciamiento. Tous, en tout cas la grande majorité d’entre eux, ont opté soit pour la voie du silence complaisant soit, pour la collaboration avec la junte, en qualifiant cette prestation de service de tactique électoraliste ou de stratégie politique. La conséquence est là. Implacable.
On a laissé l’ivoirité prospérer
Sous la houlette des plus grands intellectuels de ce pays, nous avons bâti une Constitution décriée, “digne d’un pays d’illettrés” selon le mot du Pr Zadi Zaourou et dont certaines dispositions sont devenues automatiquement caduques dès son adoption. Nous vivons, en ces jours mêmes, une crise identitaire dont la guerre n’est qu’un des avatars, qui aurait pu être évitée. Les intellectuels, flambeaux de la société, qui éclairent les consciences par leur lumière, n’ont pas su ou pas voulu identifier le péril social et sonner l’alerte avant que le crash ne se produise. Le pire a fini par arriver. Nous sommes de plain-pied dans la crise sociale, politique, identitaire, économique. En un mot comme en mille, la grande partie des intellectuels ivoiriens a totalement démissionné. Pourtant, ce n’est pas faute de tribune pour s’exprimer ou de disciples prêts à vulgariser leur parole. Les masses ivoiriennes en sont désormais réduites à considérer les intellectuels de ce pays comme des arbres gorgés de fruits, que l’on ne peut hélas, savourer. A quoi sert donc un arbre fruitier si l’on ne peut se délecter de ses fruits ? De quelle utilité est un intellectuel pour sa société si ses diplômes et sa grande connaissance des êtres et des choses ne se réduisent finalement qu’à un titre prestigieux qu’il négocie chaque mois contre un salaire ?
Quand l’ivoirité a poussé ses premiers vagissements sous le régime Bédié, il est apparu que ce sont des intellectuels qui l’avaient conceptualisé, nourri, défendu, et lui ont donné du volume et du coffre. Rassemblés au sein d’une structure créée pour la cause qu’ils ont baptisée Curdiphe (Cellule universitaire de réflexion et de diffusion des idées de Henri Konan Bédié), des universitaires ivoiriens ont fait la promotion de l’ivoirité, un concept culturel qui a été instrumentalisé pour devenir une arme politique de destruction massive. Selon Jean-Noël Loucou, universitaire de renom, «l’ivoirité est une exigence de souveraineté, d’identité, de créativité. Le peuple ivoirien doit d’abord affirmer sa souveraineté, son autorité face aux menaces de dépossession et d’assujettissement: qu’il s’agisse de l’immigration ou du pouvoir économique et politique». L’ivoirité devenait ainsi une arme pour protéger les Ivoiriens contre de prétendus envahisseurs. Dans la même optique, Niamkey Koffi, lui, a indiqué que «pour construire un “Nous”, il faut le distinguer d’un “Eux” […] Il faut parvenir à établir la discrimination NOUS/EUX d’une manière qui soit compatible avec le pluralisme des nationalités.» En termes simples, l’ivoirité doit servir de barrière, de ligne de démarcation entre des citoyens censés être autochtones et d’autres, suspectés de vouloir se fondre frauduleusement dans cette autochtonie.
Sous la transition militaire
Le Pr Georges Niangoran-Bouah, pour sa part, définit l’ivoirité, « comme l’ensemble des données socio-historiques, géographiques et linguistiques qui permettent de dire qu’un individu est citoyen de Côte d’Ivoire ou Ivoirien. Ce terme peut aussi désigner des habitudes de vie, c’est-à-dire la manière d’être et de se comporter des habitants de Côte d’Ivoire, et enfin, il peut aussi s’agir d’un étranger qui possède les manières ivoiriennes par cohabitation ou imitation ».
Après la conceptualisation, la promotion. Grâce à une puissante machine de propagande, une grande partie du peuple a subi un lavage de cerveau sur cette idée d’ivoirité qui devait préserver les Ivoiriens contre des étrangers cupides, envahisseurs, voleurs d’emplois, de femmes, de pouvoir, de bonheur en un mot. Et les dérapages ont commencé. L’ivoirité que Bédié indiquait n’être qu’un concept culturel, a commencé à glisser sur le terreau politique. Et a pris les traits d’une préférence nationale mal fondée. Des politiciens véreux et les forces de l’ordre, s’en sont servis comme instrument pour brimer tous ceux dont les noms ne luisaient pas dans le miroir de l’ivoirité. Aucun des intellectuels et théoriciens de l’ivoirité n’a été capable de dire que l’on allait à la dérive. Les brimades se sont amplifiées devant leur silence complice jusqu’à ce jour fatidique de Noël 1999 où la machine a été enrayée par les « jeunes gens ». Le Pdci a perdu le pouvoir et la Curdiphe a disparu comme par enchantement, emportant avec elle, son ivoirité.
De même, lorsque les clubs de soutien poussaient comme des champignons, avec pour seul discours la promotion de l’ivoirité et ses funestes conséquences, les intellectuels proches du camp présidentiel, anesthésiés par le pouvoir, ou l’argent ou les deux, n’ont pu prendre de la hauteur pour jouer leur rôle de guide, d’objecteur de conscience. Et ce qui devait arriver arriva. Bédié a payé cash les outrances de ses intellectuels “suiveurs”.
La transition militaire en 2000, de triste mémoire, signe l’agonie des intellectuels. Le général Guéi Robert et ses “jeunes gens” sont vite pris en main par des politiciens munis de calculatrices. Ils réussiront à détourner le chef de la junte de la « mission d’assainissement de la vie publique » qu’il s’est lui-même assignée. Lors de la rédaction de la Constitution d’août 2000, les intellectuels, parqués dans des camps, n’ont pas eu le courage de relever les incongruités du texte fondateur de la Deuxième République. Par décret n°2000-13 du 21 janvier, le général Guéi Robert a mis sur pied une Commission consultative constitutionnelle et électorale (Ccce) en vue de faire le toilettage les textes fondamentaux du pays. Autour d’Ekra Mathieu, président de la Ccce, il y avait Bernard Dadié, Memel Fotê, Lamine Diabaté, Seri Gnoleba, Kotchy Barthélemy, Assoa Adou, Zadi Kessi, El Hadj Aboubacar Fofana, Mgr Paul Dakoury, Sansan Kouao, Kouamé N’Sikan… En somme, les sages du pays s’étaient retrouvés pour redresser le pays. Ils ont examiné et retouché le projet que la sous-commission constitution présidée à l’époque par le Pr Ouraga Obou, leur avait remis. Les sages trouvaient ce texte mal rédigé, incohérent et porteur de germes de conflits futurs. Hélas ! Ces gens de grande mesure ont été accusés de tripatouillage par un groupe de politiciens activistes. Pour le malheur de notre pays, ces activistes avaient de l’influence auprès de Guéi. Des Ong créées à la va-vite ont essaimé et ont commencé à empoisonner l’atmosphère autour de cette idée de tripatouillage. Selon ces gens, le texte tel qu’il était sorti de la sous-commission devait être soumis, sans aucune retouche ni amélioration, au vote populaire, quelles que soient ses faiblesses évidentes. Leur diktat a été imposé par Guéi aux Ivoiriens. Cette société civile préfabriquée a tronqué le jeu politique alors que, selon le mot du Pr Zadi Zaourou, « elle est constituée de jeunes gens qui malgré leur bonne volonté, n’ont pas le poids et la culture nécessaires » pour faire une lecture appropriée des problèmes d’intérêt national. Sous leur impulsion donc, une Constitution bancale a été servie aux Ivoiriens. On n’a pas entendu d’intellectuels emboucher la trompette de l’avertisseur, pour clamer haut et fort que le rôle d’une commission est justement de dépoussiérer les textes d’une sous-commission.
Les intellectuels sont tous marqués
Jusqu’à ce jour, Koné Dramane, un intellectuel, continue de clamer haut et fort, contre l’évidence, que cette Constitution est bonne : « Je ne pense pas que la Constitution soit bancale. Ça aussi, c’est une crise de représentation. C’est une Constitution qui n’est pas parfaite puisqu’elle n’a pas été votée à 100%, mais elle fait quand même notre fierté. Elle est soumise aussi à l’épreuve du temps et de l’application».
A l’avènement de Laurent Gbagbo, tous les professeurs qui, à quelque moment que ce soit, ont eu à faire chemin avec lui dans sa longue marche vers le pouvoir, ont déserté l’université. Mamadou Koulibaly, Bohoun Bouabré, Boga Doudou, Lida Kouassi, Agnès Monnet, Voho Sahi, Gnaoulé Oupoh, Sery Bailly, Yao N’Dré, Koné Dramane, Hubert Oulaye …sont tous partis. Ils ont troqué la toge universitaire contre le complet veston et les amphithéâtres contre les cabinets douillets des ministères. Le revers a été immédiat pour l’université. Un déficit d’enseignants de rang A. Assistants, maîtres-assistants, maîtres de conférences, professeurs titulaires… tous ne rêvent que d’une seule chose : s’asseoir dans un bureau ministériel ou à défaut celui de directeur de cabinet, de chef de cabinet, de conseiller spécial, de chargé de mission. Tous veulent jouir du pouvoir et des privilèges, sans qu’aucun d’entre eux ne prenne le pari de poser un regard critique sur la pratique du pouvoir. La République de Côte d’Ivoire a été rebaptisée «République des professeurs». Seuls un nombre infime d’entre eux, a gardé des liens avec l’université. Et cela désole le Pr Zadi Zaourou. «Le fait que certains collègues arrivent à ces postes et se coupent complètement de l’université fragilise notre enseignement parce que, très souvent, ce sont des professeurs de haut niveau.
Quand l’intellectuel a peur…
Ils ont tort car leur métier c’est l’enseignement » regrette-t-il. En allant dans les cabinets, les professeurs se sont mis au service d’un camp ou d’une chapelle politique. Quel que soit le camp et quel que soit le parti politique. Dès lors, toutes les pensées qu’ils émettent sont faites à travers le prisme déformant de leur idéologie. Et le Pr Mamadou Koulibaly de sonner la charge: « Quand on écoute certains, on se demande même s’ils sont intellectuels. Tous sont aujourd’hui politiquement marqués et chacun réfléchit à travers le prisme de ses aspirations politiques. Souvent quand je suis face à mes collègues universitaires des autres pays, j’ai honte qu’on m’identifie comme intellectuel ivoirien. Pourtant, il y a une dizaine d’années, on était tous fiers d’être étiquetés comme intellectuels ivoiriens.”
Certains intellectuels expliquent leur disparition par la peur. Deux sortes de peur : d’abord la peur de perdre des privilèges durement acquis. Ayant accédé à de hautes fonctions dans l’administration, une grande partie des universitaires a perdu le sens de la critique. Selon un sociologue du Fpi, qui a requis l’anonymat pour des raisons évidentes, «chacun se dit : si je parle, on va m’enlever le pain de la bouche. Dès lors tout le monde se tait». Ensuite, la peur des représailles. Elle amène certains universitaires de haut vol et de grands penseurs à choisir l’option de «l’exil intérieur» et de se résigner à ne pas critiquer. L’on a ainsi vu de grands maîtres comme Barthélemy Kotchy entrer dans une forme d’hibernation intellectuelle. Cela, dit-on, pour éviter de susciter le courroux des maitres de la refondation dont il ne partageait plus les options nouvelles et l’orientation politique.
Traoré M. Ahmed
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